L’écoute est un échange de cadeaux

L’écoute est un échange de cadeaux

L’écoute est un échange de cadeaux

Avant d’être un grand enfant, j’en ai été un petit.

Et quand j’étais ce jeune garçon, mon père et moi allions parfois visiter un vieil ami à lui.

Vieil ami dans le sens d’un ami de longue date, ceux que l’on peut avoir avant même d’avoir trente ans. De toute façon, je n’ai jamais eu aucune idée de l’âge de cet homme. Il était, d’une certaine façon, né vieux.

Il avait une condition de santé qui l’a fait naître fragile. Très fragile. Avec un corps qui ne pouvait pas devenir grand. La première moitié de sa vie, il l’a passée en appréhendant la deuxième. Celle qu’il a passée au lit, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, dans un CHSLD.

Mon père l’avait connu à une époque où il pouvait quand même le promener sur une petite moto pour aller faire les cent coups, l’activité préférée des vieux amis. Mais le temps va plus vite qu’un bicycle à gaz. Et un jour, il l’a rattrapé.

Son corps était un sablier. Il comptait les jours qui lui restaient, devant nos regards impuissants. Tout mouvement brusque pouvait le briser. Il nous invitait toutefois à ralentir et à ressentir quelque chose de profondément vrai et de mystérieux.

Ce vieil ami avait peu de visites. Ses contacts sociaux du quotidien se résumaient à des interactions avec les infirmières, les préposés et les autres personnes alitées dans la même chambre que lui. C’était surtout sa famille qui venait le voir. Et mon père et moi, parfois.

J’ai un souvenir vivace de ces occasions.

On arrivait par surprise. Comme un cheveu sur la soupe. À l’heure qu’on la servait.

Mon père imposait rapidement un ton qui voulait dire quelque chose comme: « On va laisser faire la gêne qui s’installe parfois lorsqu’on ne voit pas les gens depuis longtemps, d’accord? C’est ridicule pour des personnes qui ont déjà eu leurs culs collés sur le même bicycle… »

L’homme semblait content de voir leur relation reprendre là où ils l’avaient laissée la dernière fois, comme chez les vieux amis. Et il osait le dire, dans toute sa vulnérabilité et son courage: il était sincèrement heureux de nous voir.

Il y avait toujours un moment où il devait enquêter pour savoir si j’étais moi ou si j’étais mon frère. D’habitude, j’étais moi. Il faut le comprendre, j’étais toujours plus grand à chaque fois que j’allais le voir.

J’étais toujours fasciné de voir ces deux vieux amis redevenir de jeunes ados au contact de l’un et l’autre. Ils échangeaient alors des anecdotes d’une époque que je n’ai pas connue. Une époque plus proche de leur naissance que de la mienne.

L’un se rappelait une histoire que l'autre avait oubliée, et vice-versa. C'était comme un échange de cadeaux où personne ne perdait rien et où chacun repartait chez lui avec un présent. Un présent sous la forme d’un souvenir.

Et plus ces souvenirs étaient lointains, plus les deux amis semblaient redevenir jeunes. Pendant ce temps, je ne parlais pas, je ne faisais qu’écouter.

Une année, nous sommes allés voir cet ami pendant le temps des fêtes. Une vieille histoire nous conduisit sur le sujet de sa famille.

On a appris alors que plusieurs de ses proches n'étaient pas venus le voir pour Noël.

Noël.

Ce jour où l’on pense que le monde entier est avec sa famille. La solitude est alors mise en évidence par cette pensée brutale.

Je me souviens encore de quand il nous a partagé ce secret qu’il gardait sans le vouloir. C’était comme si son corps vivait plus d’émotions qu’il était capable de le supporter, qu’il s’étouffait dans ses propres larmes. Il avait le cœur brisé. Un mouvement brusque de la vie.

Mon père s’est essayé à formuler quelques phrases maladroites, mais sincères. Chargées de compassion et d'impuissance. Mais elles se dissolvaient dans le silence. Un silence qui parlait plus fort que les mots. Un silence qui cherchait à s’exprimer.

Alors, moi, j’écoutais encore.

Il faut parfois commencer par écouter le silence avant de parler. Après le temps qu’il fallait, j’ouvris la bouche.

« Moi, je trouve que c’est triste ».

Il arrive parfois que les enfants savent mieux ce qu’il faut dire que les adultes. Surtout dans ces moments, de souvenirs ou de chagrin, où les vieux redeviennent jeunes. Ils peuvent enfin leur parler d’égal à égal avec les mots qu’il faut. C’est-à-dire des mots si bêtes et si directs, si francs et si vrais. Ceux qu’on ne pense pas à dire, parce qu’on ne peut pas les réfléchir. On les dit tout simplement.

Les deux amis étaient d’accord: c’était triste. Nous étions alors les trois ensemble dans un même instant confrontés à une seule et même tristesse.

Un autre silence s’est installé. Mais dans celui-ci, la tristesse s’estompait tranquillement, et le « nous » prenait de plus en plus de place.

Sans dire un mot, on a pris le temps d’être ensemble. Seulement ça. Ou c’est le temps qui nous a pris. On ne le sait plus dans ces moments.

Concrètement, la situation n’avait pas changé, mais ce n’était pas notre expérience. Pour un instant, l’écoute avait tout changé.

Elle avait changé un instant.

Elle avait changé le moment présent.

Alors qu’elle n’était pourtant, que le présent d’un moment.

***

J’étais toujours plus grand après avoir été voir cet ami de mon père.

Lorsqu’on y pense, ce petit grand présent de Noël, n’était qu’un espace et un temps pour être ensemble. Ensemble devant ce que la vie nous fait vivre. Devant le brusque et devant le ralenti.

Ce fut un moment permis par l’écoute. Car c'est bien ce qu'est avant tout l’écoute: une volonté, une intention d’offrir un moment présent à l’autre. De l’accueillir dans tout ce qu’il est dans cet instant pour lui permettre de s’accueillir lui-même.

C’est ce que j’ai appris en regardant à travers ce vieil ami de mon père. Qu’on ne peut saisir les sables du temps, mais qu’on peut les contenir, et décider de les laisser se déposer tout tranquillement, ici et maintenant, avec l’autre

C’est un moment qu'on peut initier, mais qui vit aussi de lui-même. Tout comme la personne à qui l’on offre ce cadeau. Qui elle, nous redonne en retour. Sous une forme qu'on ne comprend pas toujours. Ou qu’on ne comprendra qu’un jour, bien plus tard.

Par l’écoute, tout le monde grandit. Les grands comme les tout petits, les plus jeunes, comme les vieux.

Et ceux qui sont un peu tout ça.

Joyeuse période des fêtes à tous, offrez-vous du temps.

Ont contribué à ce texte Claude, Patrick, et surtout, l’ami de mon père, parti trop vite malgré tout.

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